es trois hommes se mettent aussitôt en route, Hippolyte ouvrant la marche, Napoléon les mains dans le dos et l’air soucieux, Jean boitant encore un peu et faisant tout pour ne pas se laisser distancer et ralentir ses compagnons. Ils traversent ainsi une partie de ce campement constitué uniquement de tentes, quel grand mot, et de feux de bivouac où se réunissent les hommes, mais aussi les femmes de cette Armée d’Italie.
Effectivement, quoique non combattantes, les femmes tiennent un rôle essentiel en l’armée de Bonaparte. Ce sont ces cantinières et vivandières qui nettoient et rapiècent le linge, nourrissent et réconfortent ces rudes gaillards qui ne voient plus leur épouse ou leur mère durant des mois.
Le convoi poursuis sa route. À son passage, les hommes agitent leurs mains ou leur chapeau, pour ceux qui en ont encore un, et lancent de vibrants «Vive Bonaparte!» «Vive Lannes!» qui ébranlent l’athmosphère à la manière d’un formidable séisme. Lannes et Bonaparte répondent d’un fugace et amical signe de la main.
Finalement, après un voyage assez bref, les voilà arrivé à la tente du jeune Hippolyte, un simple drap tendu sur des piquets de bois recouvrant une litière de paille, le minimum vital en pareille campagne, qu’il partage avec quatre camarades.
Robert Lafeuille, le tant attendu Calafronu, est là, assis sur un tronc couché faisant office de banc, auprès du feu crépitant, entouré de plusieurs camarades du soixante-troisième Régiment d’infanterie, ainsi que de tous ses amis de Fenouilhet, petit village à dix kilomètres au nord de Toulouse et dont l’église fortifiée, fermée depuis la dictature montagnarde démontre qu’il fait partie du système de remparts extérieurs de Toulouse, qui l’ont vu grandir, Antoine, Dominique, François, Joseph, Charles, Guillaume, Martial, André, Jean-Antoine, Marguerite, Jacques, Louise, François, Jean-Baptiste et Michel.
Tous regardent avec intérêt Calafronu entrain de se faire soigner une déchirure à l’épaule gauche laissée par une baïonnette autrichienne. Louise, qui est sa petite amie, a rapporté un seau d’eau où le médecin trempe un linge qu’il utilise pour nettoyer le sang suitant encore de la plaie. La jeune fille s’est assise auprès de son aimé qui la serre contre lui de son bras droit. Robert a dix-huit ans depuis le 14 messidor dernier. Malgré ce très jeune âge, il dépasse tout le monde d’au moins une bonne tête, y compris les immenses Joachim Murat et Joseph Guieu, une sacrée gageure s’il en est... D’une robuste carrure, proportionnelle à sa taille hors norme de deux mètres, il est néanmoins élégant et agréable à regarder. Il porte de longs cheveux châtain clair ondulés, négligemment attachés par un ruban bleu que Louise avait découpé dans sa robe. Ses pattes descendent jusqu’à la mandibule et si sa barbe est un peu négligée, c’est uniquement parce qu’il manque de savon de rasage. Son menton est fin et un peu carré, son nez court et droit, ses sourcils légèrement plus broussailleux que ceux de son Général en chef. Son oreille droite, comme la gauche d’Hippolyte, porte une petite boucle d’oreille d’or servant à payer une rançon en cas de capture. Son teint est un peu moins pâle que celui de Napoléon, blafard à craindre pour sa santé. Le sourire de Calafronu est aussi beau que celui de Bonaparte, capable de faire fondre en une heure la Mer de glace. Mais le plus impressionnant chez ce beau garçon mûri à l’ardent soleil du midi est son regard. Robert est né avec les yeux vairons comme si Dieu n’avait pu se décider sur la couleur à prendre. Alors que le droit est brillant et marron comme la peau d’une châtaigne, le gauche semble avoir été taillé dans un bloc d’émeraude. Le Général Bonaparte, pour parler de ces yeux particuliers, utilise d’ailleurs la locution «mente e castagna» qui veut simplement dire «menthe et châtaigne».
Alors que le médecin enchâsse son aiguille d’un fil pour recoudre son patient, celui-ci regarde pensivement la danse des flammes crépitantes, dans un silence pesant. Puis, envahi par l’empressement et l’impatience, il se tourne alors vers le docteur et lui demande:
«Dites, cela ne sera pas long, docteur?»
«Ne t’inquiète donc pas et ne bouge pas, jeune Capitaine.»
«Mais il faut que j’aille faire mon rapport au Petit Caporal! Il attend de savoir ce que j’ai vu pour préparer la bataille prochaine.»
«Allons donc, réplique alors Guillaume. Ce n’est rien Robert si tu perds cinq minutes!»
Mais Calafronu s’emporte:
«Qu’as-tu osé dire, Guillou! Oublies-tu que pour notre Général, chaque seconde compte pour la victoire!»
Oui, voilà bien le Capitaine Lafeuille qui aime tellement son cher Petit Caporal.
Celui-ci d’ailleurs l’entend, s’approche et déclare:
«À ces paroles, je te reconnais bien, miu bonu Calafronu.»
Le jeune homme, l’aiguille fichée dans l’épaule dénudée, trésaille à entendre cette voix familière, tourne la tête vers la source et à la vision de son supérieur se lève d’un bond tout en saluant:
«Capitaine Lafeuille au rapport, mon Général!»
Lannes et Fidatu ne peuvent s’empêcher de pouffer de rire. Sacré Calafronu, il ne changera jamais! Napoléon sourie, s’étant approché de Robert qui s’est doucement penché pour recevoir la salutation de son chef, il lui pince l’oreille:
«Repos, miu brave Calafronu. Assieds-toi et laisse-toi te faire recoudre.»
Celui-ci s’exécute, sous l’oeil à la fois attendri et amusé de tous. Tout en s’asseyant, le Général Lannes murmure:
«Et maintenant, Bonaparte doit lui donner un ordre pour qu’il se préoccupe enfin de sa blessure!»
«Et cela vous étonne de la part de Robert, Citoyen Général?» lui demande Hippolyte.
«Autant que Masséna entrain de piller une riche demeure. Mais je dois t’avouer que je n’imaginais pas que ce fut à ce point!»
Et pourtant, Dieu sait combien les deux ardents Fils du Sud-Ouest connaissent bien le troisième, depuis quatre ans maintenant.
Le médecin commence son travail de suture sur l’épaule du Calafronu à peine sortie de l’adolescence. Il caresse tendrement Louise, tout en ne cessant de regarder Napoléon s’asseyant à côté de lui. Le jeune garçon est tellement obnibulé par son supérieur, ses yeux ne pouvant se détâcher des siens, qu’il ne bronche pas du quart de la moitié d’un pouce, alors que l’aiguille et le fil lui entre régulièrement dans les chairs!
Une fois assis, Bonaparte met sa main sur le bras gauche, dans un geste fraternel et lui demande:
«Comme j’étais inquiet de ne pas te revoir, miu Calafronu! Que s’est-il donc passé là-bas, à Arcole? Que t’est-il arrivé?»
«Rassurez-vous, mon Général, lui répond le jeune Fenouilhétain, ce n’est que trois fois rien. J’étudiais les alentours d’Arcole, comme vous me l’aviez ordonné. C’est alors que je tombe sur un Autrechien qui gardait ce lieu désert, à quelques pas du village. Vous pouvez imaginer ma surprise lors de cette rencontre insolite...»
Les spectateurs approuvent d’un grognement et d’un hochement de tête. Calafronu reprend son récit:
«Mon gaillard commence à parler dans sa langue d’Ostrogoth. Vous pouvez m’en croire, je ne comprenais goutte à ces propos. Il s’est mis à parler plus vite et plus fort. J’ai préféré couper court avant que ses amis ne rappliquent pour participer à notre conversation. Il m’a ouvert l’épaule et je lui ai répondu en lui ouvrant le ventre!»
Tout le monde éclate de rire, même le Général Bonaparte qui a pourtant la solide réputation de toujours être sérieux. Celui-ci, hilare, lui déclare, en lui tapant le bras:
«Ah ah ah! Bene, tu as bien fait, miu brave Calafronu!»
Lannes lui aussi rie aux éclats. Il est inutile de lui expliquer ce que le jeune Capitaine Lafeuille entend par «couper court». Il a eu le temps de le voir à l’oeuvre depuis quatre ans qu’il le côtoie, depuis l’an I de la République une et indivisible et le début de leur carrière militaire respective.
Il y a quatre ans, Louis XVI fit déclarer la guerre à Franz. Il se disait que si la France gagnait se sera grâce à lui, et si elle perdait, elle se jetterait dans ses bras. Trahie par une Marie-Antoinette qui donnait tous les secrets militaires à son pays de naissance, l’Autriche, la France tremble à la fois de terreur et de fureur. Même les députés Girondins, qui réclamaient cette guerre à corps et à cris afin d’exporter la Révolution aux pays voisins, commencent à se demander si Robespierre n’avait pas raison lorsqu’il disait que la France n’était pas prête à faire la guerre. Bientôt, Louis perdra tout tandis que Danton en appellera à l’audace, et quelques pierres précieuses, pour sauver la Patrie. Lorsque la Convention nationale, le 20 juillet 1792, décréta la Patrie en danger et la levée en masse des patriotes, Jean, Hippolyte et Robert n’hésitèrent point à s’engager dans l’armée de la jeune République comme des dizaines de milliers de bons Français.
Le Lectourois n’avait alors que vingt-quatre ans et était apprenti-teinturier oeuvrant en sa ville natale, n’ayant jamais rien appris de l’art de la guerre, à part quelques semaines passées dans les rangs, comme quoi, il a un don exceptionnel comme le démontre depuis son ascension fulgurante. Hippolyte allait à peine sur ses treize ans, mais songeait déjà à embrasser la carrière des armes, prêt à démontrer à tous que même le fils du notaire royal de Lavaur est un bon patriote. Quand à Robert, quatorze ans, rentrant à peine à Fenouilhet après plus de cinq ans passé chez son cousin de Gavarnie où il n’hésitait pas à occire les ours et les voleurs de moutons, il voyait dans cette guerre le Destin que Dieu lui a promis.
Les trois jeunes gens se connurent donc lors des batailles de l’an I contre l’Espagne alors alliées des autres nations en guerre contre la France révolutionnaire. Robert et Hippolyte s’attachèrent rapidement à Jean qu’ils considèrent comme un grand frère les menant dans une aventure grisante. Or, dès ces premiers instants, le jeune Robert devient la terreur, le cauchemar des ennemis de la France, se battant avec acharnement, courage, bravoure et célérité.
Et il ne faut surtout pas croire que cela se soit calmé avec le temps! Que nenni! Durant la présente campagne, il a déjà fait ses preuves et plus d’une fois, en, par exemple, sauvant rien de moins que Napoléon Bonaparte à Montenotte, Joachim Murat à Castiglione et Jean Lannes à Vérone, enfilant les Autrichiens et les Sardo-Piémontais au fil de sa baïonette ou de son sabre à la manière de perles sur un collier. C’est dire, lorsqu’à Montenotte il le vit combattre, le Général en chef cria à l’un de ses Aides-de-camps, le fidèle et courageux Colonel Jean-Baptiste Muiron, avec un enthousiasme extraordinaire:
«Quel combattant, Muiron! Ce caprettu n’est plus un homme mais un Calafronu!»
Oui, un calafronu, un frelon, ce terrible insecte de la famille de la guêpe, Gulliver fort mais léger, à la livrée jaune et noire faisant passer le reste de la famille pour des lilliputiens bourdonnants, guerrier exceptionnel sachant défendre son nid et sa reine coûte que coûte, s’en prenant à des adversaires bien plus considérables que lui avec une vitesse et une intrépédité incroyables. Son seul et épouvantable vombrissement, dû aux battements effrénés de ses ailes transparentes, véritable hurlement de guerre lancé dans le ciel, est capable de distiller l’effroi au coeur de la plupart de ses agresseurs. Et il est rare qu’un Calafronu soit seul; il attaque souvent en bataillon avec plusieurs de ses camarades de nid. Alors, un nuage mortel fond sur l’ennemi et le larde de brûlants coups de dards pouvant le foudroyer en un instant.
Calafronu, Frelon...Tel est désormais le nom que le courageux Robert Lafeuille porte dans le coeur et l’esprit de Napoléon Bonaparte. Un nom, un surnom que le jeune Fenouilhétain porte avec autant de fierté que s’il s’agit d’une distinction militaire. D’autant que le Petit Caporal, dès le soir de cette fameuse bataille de Montenotte, l’a monté de grade et pris à son service au sein de son État-major. Il n’allait quand même pas se passer d’un tel homme!
Et depuis, le jeune Général n’eut jamais à regretter son choix. Calafronu s’est montré à la hauteur de la confiance et des espérances de son supérieur, aussi bien lors des combats que lors des patrouilles de reconnaissance, suivant ou précédant son Général adoré partout où les ailes de la destinée ont porté et porteront encore Napoléon, comme il l’a encore démontré en ce quartidi...
Le jeune Général en chef rajoute:
«Tu vas me raconter tout cela, Capitaine...»
«Oui, mon Général, lui répond le jeune homme avec ravissement. Et comme cela, vous pourrez leur donner une nouvelle grande leçon.»
«Ah ah ah! J’y compte bien, miu Calafronu...»
Puis, en se tournant vers Hippolyte:
«Fidatu, va me chercher les cartes sur ma table, ainsi que mes épingles, veux-tu...»
«Tout de suite, Général.»
Le jeune Vauréen va sans attendre à la tente du haut-gradé, d’un pas rapide, courant presque. Il entre et voie, à la lumière de la chandelle un véritable amoncellement de cartes, dont certaines sont étalées sur une table qui a connu des jours meilleurs. Oui, une manie surprenante de l’Ajaccien.