Le soleil presque hivernal se couche sur la plaine vénète que commencent à baigner des bancs de brume. Ses derniers rayons, se teintant de l’émeraude liquide du légendaire Rayon vert, saluent une dernière fois le campement de l’Armée d’Italie, cette portion de l’armée française oubliée de tous ou presque. Et encore, son jeune Général en chef fait tout pour se rappeler au bon souvenir du Directoire, à Paris.
Oui, l’Armée d’Italie, l’Armée du Sud, ces braves «sacrifiés» par le gouvernement de Paul Barras.
Mais, après tout, n’est-elle pas là juste pour faire diversion, bloquer une partie des forces autrichiennes et italiennes en la péninsule, pour permettre aux troupes sous le commandement des Généraux Jourdan et Moreau de triompher plus facilement sur le Rhin et la Moselle?
Et c’est ainsi que les Directeurs l’ont toujours considérée.
D’où le fait, inadmissible, qu’ils ravitaillent à peine ces braves du front transalpin...
Que l’on y songe...
Les canons, les boulets et la poudre sont pour l’Armée du Rhin!
Les souliers, les uniformes et les chapeaux sont pour l’Armée du Rhin!
Le pain est pour l’Armée du Rhin!
L’Armée du Rhin! L’Armée du Rhin, l’Armée du Rhin! Paris n’a d’yeux que pour elle! Celle d’Italie ne reçoit que des miettes, enfin... quand il y en a, ce qui n’est pas toujours le cas!
Mais bon, à quoi bon s’en inquiéter pour des loqueteux qui ne doivent jamais connaître la gloire que l’on attend davantage sur les terres allemandes.
Le jeune et nouveau Général en chef de cette brave soldatesque décharnée ne pense pas, évidemment, la même chose de ses soldats manquant de tout sauf de courage et d’envie.Ce jeune homme de vingt-sept ans, originaire de la Corse et ensoleillée ville d’Ajaccio compte bien marquer l’Histoire de son indélibile empreinte. Et c’est ce que fait ce si surprenant Napoléon Bonaparte depuis son entrée fracassante en la botte italienne en germinal dernier.
À la tête de ses va-nu-pieds affamés, le jeune Corse a réussi là ou tant d’autres, plus âgés et plus expérimentés, ont si lamantablement échoué, damant le pion même à ses chers condisciples qui arrivent à peine à conserver un orteil sur la rive droite du fleuve où Hagen jeta le trésor maudit des Niebelungen ne serait-ce que cinq minutes! Alors que Jourdan, le Vainqueur de Fleurus, ne cesse de perdre face aux troupes de la coalition étrangère, Bonaparte, le Vainqueur de Toulon, triomphe d’autres troupes de cette même coalition, avec une célérité remarquable, faisant fi du nombre et de l’armement de l’ennemi. Il intrigue les peuples, aussi bien en Europe qu’en Amérique, il effraie les têtes couronnées.
Eh oui, que l’on y pense...
Il lui a suffi d’à peine quinze jours de combats acharnés pour mettre hors d’état de nuire le Royaume italien de Piémont-Sardaigne. Quinze jours! Alors que les prédécesseurs de Napoléon s’y sont échinés en vain durant quatre ans! Voilà une affaire rondement menée... Il faut tout de même avouer qu’entre Montenotte et Mondovi, le modeste royaume de Victor-Amédée III s’est pris de tels coups de boutoir, de telles lames de fond, qu’il ne pouvait que s’effondrer et disparaître de la scène, un peu à la manière du port de Lisbonne lors du séisme de 1755, quatorze ans avant la naissance de celui que le Tout-Paris connait sous le nom de «Général Vendémiaire», surnom qu’il n’apprécie guère par ailleurs.
L’Autriche, et par-là même le Saint Empire romain germanique que l’Archiduc Franz gouverne en qualité d’Empereur, se trouve seul face à l’irresistible force française, d’autant que Venise et le Saint-Siège, engagés en cette coalition née en même temps que la République et bien payée par cette sempiternelle ennemie qu’est l’Angleterre, commencent à reculer sur la question. D’ailleurs, la fière Albion hésite elle-aussi à poursuivre le combat depuis sa vaine tentative sur Gènes au printemps dernier.
Oui, Vienne est désormais seule! Seule!!! Face au jeune César français que rien ne semble pouvoir arrêter, pas même les neiges éternelles des Alpes ou les châleurs étouffantes de l’été.
Les Autrichiens tentent de résister à l’avancée française mais l’élan des hommes de Bonaparte ne peut-être retenu et, inexorablement, les hommes du Kaiser Franz reculent, laissent le fief de leur suzerain en la main des Fils de la Révolution. Déjà, le Piémont et la Lombardie ont été perdus non seulement par les Piémontais mais aussi par les soldats à la crème, noms que donnent les hommes de Napoléon à leurs homologues autrichiens. Il ne reste plus que la Vénétie. Si Bonaparte s’en empare, franchir les Alpes et déferler sur le territoire autrichien lui sera chose aisée.
Voilà pourquoi Franz avait envoyé des troupes en renfort de celles déjà présentes dans le nord de la botte italienne. Mais rien n’y a fait. Une partie de ses hommes, sous les ordres du vieux Feld-Marschall Dagobert Von Würmser, a finie par se retrancher à Mantoue, voici deux mois à peine, rejoignant ceux qui y était déjà depuis le début de l’été dernier. Le neveux de Marie-Antoinette cherche à les secourir mais le jeune Ajaccien au physique d’aigle ne veut point le laisser faire et compte faire d’une pierre deux coups en poursuivant ses conquêtes.
Voici donc ce qui explique la présence de l’Armée d’Italie en cette terre vénétienne, en ce soir du quartidi 24 brumaire, jour des oranges d’après le calendrier usité en France et issu des premières heures de la République. Elle a planté ses bivouacs au sud d’un bourg appelé San Bonifacio, non loin de marécages défendant l’approche du village d’Arcole, construit sur les bords d’un torrent dévalant des montagnes proches, l’Alpone, confluent de l’Adige, qu’elle rejoint peu après Ronco, localité la plus proche du campement français.