En effet, Napoléon Bonaparte, depuis ses classes en la froide école de Brienne, entre les quolibets de ses camarades et ses lectures solitaires, a pris l’habitude de compulser, et d’apprendre par coeur par la même occasion, toute carte se présentant à lui, ne serait-ce que pour savoir où il met les pieds. Il le fait d’autant qu’il a la remarquable faculté de lire les plans à la manière d’un livre ouvert, voyant déjà dans le dessin le paysage qui se présentera prochainement à lui, dans la moindre de ses courbures, dans le moindre accident, relief ou dépression. Là où la plupart, même Généraux, ne voient qu’une ligne sinueuse parcourant le papier, Napoléon voie déjà la rivière creusant son lit, son onde, ses berges et presque les poissons qui y nagent!
Combien de fois, depuis sept mois que dure l’aventure, a-t-il surpris ses Généraux et Aides-de-camps en leur décrivant exactement le prochain champs de bataille, au buisson près, avant même d’y avoir mis les pieds pour la première fois. Et impressionna tout particulièrement les deux vieux briscards, Augereau et Massena.
Lorsqu’une énième fois, le Général en chef décrivit le prochain lieu de combat, les deux trentenaires ne purent plus se contenir. Voilà que les commentaires et les interrogations allèrent bon train:
«Bon Dieu, comment a-t-il bien pu savoir?» souffla André, éberlué.
«Si c’est la première fois qu’il vient en Italie, comment peut-il ainsi connaître le terrain?» répliqua Pierre, interloqué.
Napoléon les entendit et leur répondit:
«En étudiant les cartes!»
Tout le monde éclata de rire, Lannes, Murat, Junot, Muiron, Marmont... Quelle leçon venait de donner le si jeune Vainqueur de Toulon aux deux vieux complices qui le méprisaient à Nice!
Et bien sûr, cette petite histoire se divulga dans toute l’Armée d’Italie, à la plus grande surprise mais aussi au plus grand ravissement des soldats. C’est quand même quelqu’un le Petit Caporal.
Mais il est vrai qu’avec Bonaparte, l’expérience n’est rien tant le don est extraordinaire, même s’il étudie l’Italie de fond en comble depuis près de trois ans maintenant...
Il a même fait preuve de ce don particulier avant son affectation en l’Armée d’Italie. Sa plus magistrale démonstration fut la reprise de Toulon.
En an I, effectivement, les rebelles fédéralistes et royalistes se soulevèrent contre le gouvernement de Paris passé sous la coupe des Montagnards. Ils ouvrirent la ville, l’arsenal et le port, cachés au au coeur de la Petite Rade donnant accès à la pleine mer par la Grande Rade, aux armées étrangères, et plus particulièrement aux Anglais qui profitèrent de cette aubaine pour faire main basse sur la flotte française, dont le Commerce de Marseille, le plus grand navire d’Europe et d’Amérique. Pendant des mois, l’armée républicaine tenta vainement de reprendre d’assaut la ville lorsqu’arriva Napoléon, promu commandant de l’artillerie. Il vécut de l’intérieur les charges inutiles contre les remparts de Toulon, ce qui le révolta au plus haut point. Les morts vaines de soldats ont le don particulier de le mettre hors de lui. Il fit alors ce qu’aucun autre gradé pensa faire. Il monta sur les hauteurs de Toulon, un plan à la main, et vérifia le moindre détail de la disposition géographique de la ville qu’il avait déjà répertorié depuis des jours voir des semaines. C’est alors qu’il comprit la solution, la clef de la victoire: prendre d’abord le fort du Petit Gilbraltar qui défend le passage entre les deux rades, puis les deux autres principaux fortins qui défendent la ville. Ensuite, il suffit de tourner les canons envers les traîtres et leurs alliés, et l’affaire est jouée. Lorsque le nouveau Commandant en chef des forces républicaines, Dumouriez, décida de suivre le tout jeune Ajaccien de vingt-quatre ans, Toulon tomba en vingt-quatre heures. Rien d’étonnant à ce que Robespierre le jeune le fasse immédiatement Général de brigade...
Oui, non seulement, Napoléon possède un don extraordinaire pour lire les plans, mais en plus, il a un sens plus qu’exacerbé de l’analyse qu’il utilise aussi bien sur le champs de bataille qu’à l’extérieur. Après l’on s’étonne qu’il soit aussi redoutable et redouté...
Lorsqu’il voit le paysage, le jeune Français fixe chaque détail, jusqu’aux essences des arbres et l’état de leurs feuilles. La moindre colline, le moindre plateau, le moindre chaos rocheux attire son attention et rentre dans sa stratégie. S’il le peut, il vérifie la solidité et la composition du sol. Si le terrain présente une mare ou un lac, il va en mesurer la profondeur, voir l’épaisseur de la croûte de glace si jamais il se bat au coeur de l’hiver. Chaque information que lui rapportent civils, éclaireurs, soldats et officiers est minutieusement gravée dans sa mémoire et lui permet d’affiner son plan en son esprit.
Mais cela ne fait pas tout. Il calcule aussi. Il passe d’ailleurs un temps incalculable à le faire, utilisant au mieux l’invention du Citoyen Carnot: la division, permettant une meilleure manoeuvrabilité et une plus grande vitesse des troupes. Napoléon a toujours avec lui un compas dont l’écart représente un jour de marche, ainsi que des épingles avec des têtes de différentes couleurs, parfois reliées par un fil de laine, qu’il plante sur les endroits où chaque bataillon, chaque division doit se trouver et attaquer. C’est vrai que Bonaparte donne l’impression de disperser ses troupes mais ce n’est qu’une illusion. Alors que du côté autrichien, la colonne de Quasdanovitch ne peut aller prêter main forte à celle de Provera car elles sont trop éloignées l’une de l’autre, du côté français, la division Augereau peut rapidement voler au secours de celle de Masséna, d’autant que les braves de l’Armée d’Italie, habitués à toutes les privations et à tous les climats sont des marcheurs rapides et endurants... Les hommes du Kaiser n’ont pas encore repris Vérone...
Hippolyte, dans un silence quasi-religieux, se penche sur les cartes qu’étudiait Napoléon tout à l’heure. Des épingles à tête rouge, bleue ou verte sont fichées dans le papier épais de l’une des cartes comme suit: les vertes à Mantoue, les rouges à Rivoli et les bleues ici, à Ronco. Le jeune garçon devine que se sont les troupes françaises dispersées sur les différents théâtres d’opération italiens.
C’est alors qu’une voix familière se fait entendre derrière lui, une voix avec toute la gouaille des faubourgs de Paris:
«Tout va bien, Bonaparte?»
Le Vauréen ne peut s’empêcher d’éclater de rire:
«Ah! Ah! Ah! Allons donc, Général Augereau! Confondre le Général Bonaparte et son Fidatu...»
Le Parisien s’exclame:
«De dos et dans la pénombre, je ne t’ai point reconnu, Hippolyte...»
«Je t’ai pourtant dit que ce n’était pas lui...» déclare une voix jeune.
«Je me demande comment tu as fais pour voir que ce n’est pas Napoléon dans une telle obscurité, Géraud?»
«À force de le cotoyer, je reconnaîtrais son allure en pleine nuit. En plus, il ne sent pas la réglisse.»
Souriant toujours, le jeune Vauréen se retourne, dévisage le Général Augereau et le Capitaine Duroc venus aux nouvelles, intrigués par ce remue-ménage. Les deux gradés s’avancent. Géraud Duroc, encore plus jeune que Napoléon, issu de cette noblesse préférant la fidélité à son pays à celle de son rang, discret, compétent et courageux, beau comme un astre, de magnifiques yeux marrons, de belles et longues ondulations brunes ornant sa tête, le visage assez fin et agréable, s’approche d’Hippolyte et se penche à son tour sur la carte qui intrigue tant l’adolescent.
«C’est vrai qu’au début, cette manie de stratège étonne.» murmure-t-il.
«De quelle manie parlez-vous, Citoyen Duroc?»
«Les épingles, garçon, les épingles. Quelqu’un comme Bonaparte doit toujours savoir où se trouve chacun de ses hommes, chacun de ses bataillons...»
«N’est-ce pas normal? Il est normal qu’un Général sache où sont ses hommes...» s’étonne Fidatu.
«Sans doute, mais tous ne le font pas...»
«Ce qui montre que Bonaparte est plus intelligent que les autres... finit Augereau. Dis moi, mon jeune ami, qu’est-ce qui t’amène sous la tente du Petit Caporal?»
«Son propre ordre, Citoyen Général, répond le jeune soldat sans se démonter. Robert est revenu de sa mission; le Citoyen Bonaparte est venu le voir alors qu’il se fait soigner à ma tente. Il m’a demandé de lui ramener cartes et épingles. J’imagine que c’est pour vérifier les dires de Robert ainsi que mieux visualiser la position des ennemis.»
«Tu as tout compris, jeune homme, lui réplique le Général. Allons, nous allons t’aider et amener à Napoléon ce qu’il réclame.»
«Merci.» dit simplement le jeune soldat, avec une pointe de gratitude dans la voix.
Les trois hommes se mettent sans attendre à l’ouvrage. Les cartes sont vérifiés et roulées. Celle aux épingles plus lâchement que les autres pour ne point perdre les précieux emplacements des troupes.
Puis, Duroc:
«Les épingles, les bouts de laine, les cartes... Nous avons tout. Nous pouvons y aller. Pierre, fais attention à ne pas perdre les épingles, Napoléon en ferait une jaunisse!»
«Pas de danger! Je sais qu’il y tient comme à ses soldats!»
Géraud ne peut s’empêcher de rire aux éclats:
«Ah ah ah ah! Bon, allons-y! Jeune Fidatu, mène-nous à Bonaparte.»
Apparement, Duroc a pris le pli du Général en chef et appelle Hippolyte de la même manière.
«Par ici.» leur déclare le jeune Vauréen.
Les trois hommes se hâtent de rejoindre Lannes, Lafeuille et Bonaparte.