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Une attente pénible

Une attente pénible

Alors que le disque du jour cède sa place à celui de la nuit, dans sa tente, le jeune Général en chef français est anxieux. Tout dans sa physionomie à la fois si ordinaire et si singulière trahit sa grande inquiétude. En proie à une vive excitation, il tourne en rond en son logis de toile, comme un fauve en cage, les mains dans le dos, ses magnifiques yeux d’argent perdus dans le vague. L’esprit et l’âme envahis de tourments, Napoléon Bonaparte va à l’entrée de sa tente et lève la tête vers le ciel où la Lune naissante et sa cohorte stellaire jouent à cache-cache derrières les rubans brumeux humides qui montent du sol. Fixant la nuit qui tombe de son regard fulgurant, il murmure, en partie en corse, sa si chantante langue maternelle:

«He notte! Miu Diu, où es-tu donc, Calafronu?»

Après ces paroles quelque peu mystérieuses, le Petit Caporal, la taille au-dessus de la moyenne, frêle à la manière d’un jeune oiseau qui vient de découvrir ses ailes, mais néanmoins vigoureux et endurant, la peau blafarde comme un clair de lune, des lèvres sérieuses mais pouvant se montrer charmeuses par moment, un nez comparable à celui qu’affectionnaient les Romains, des yeux gris scintillants d’intelligence à la manière de diamants de fer taillés que surmontent deux sourcils noirs comme dessinées par un artiste, de longs cheveux brun-noirs plats retenus à l’arrière par un simple ruban noir, qui a tendance à sentir la poudre si on en croit son épouse Joséphine, à l’exception de deux pans retombants de chaque côté de son visage amaigri à la façon des oreilles d’un épagneul, sa seule concesion à la mode du moment, pour se calmer quelque peu les nerfs, toujours à rude épreuve avec son tempérament paroxysmique, va au-dehors et marche d’un pas pressé et impérieux en direction d’un feu de camps installé non loin de là.

Le Général Bonaparte

Le Général Bonaparte

Un groupe d’homme devise au coin du feu pétillant, certains se repaissent de pain, d’autres de bouillon de légumes et de lard fumant si réconfortant en ce froid devenant davantage piquant au fil des jours. Le café et la gnôle, souvent maison, circulent alertement parmi ces braves gaillards de l’Armée d’Italie. Au milieu d’eux se trouve un jeune général, reconnaissable à sa ceinture de tissu, ses épaulettes ainsi qu’aux arabesques dorées sur sa redingote bleu de France.

Le jeune officier est assis et écoute distraitement la discussion des soldats. Sa jambe gauche, encore un peu raide, montre qu’il a été blessé lors des derniers combats menés. Napoléon va directement à lui et le hèle ainsi:

«Ghjuvanni!»

Le Général tourne et lève la tête. Jean Lannes, pur Gascon de Lectoure, opiniâtre et courageux, et pourtant tremblant jusqu’au coup de semonce, est plus âgé de quatre mois que Bonaparte, à peine plus grand que celui-ci, pas bien épais non plus mais aux joues plus rondes, au doux regard couleur noisette contrastant si fortement avec son tempérament de feu, les cheveux bruns, ondulés assez longs comme pour tous les hommes de l’armée française et poussant en bataille.

Le Général Lannes

Le Général Lannes

Il le dévisage quelques instants et lui répond:

«Oui, Napoléon, qu’y a-t-il?»

«Di, miu amicu, Calafronu est-il revenu de sa patrouille?» lui demande le jeune Corse.

«Non, pas à ma connaissance, lui déclare le tout aussi jeune Gersois. T’inquièterais-tu pour Robert, par hasard?» lui demande-t-il après un court silence.

«Comment ne pas être ansiosu alors qu’un excellent soldatu de l’Armata di l’Italia dont le destin m’a donné le commandement n’est pas encore revenue de sa mission de reconnaissance à Arcole, Lannes! réplique vivement Bonaparte de sa voix à la fois tonitruente et un peu mélodieuse. Je le suis d’autant que non seulement il doit m’apporter des informations de première manu de l’ennemi mais en plus, je le considère comme un vrai amicu, brave et fidatu.» finit-il par avouer.

Quelle n’est pas la surprise de Jean à cette affirmation!

«À ce point?»

«Si, et les mêmes tourments me hanteraient si c’était toi qui manquait à l’appel!»

Quel cri du coeur du jeune Bonaparte! Lannes ne s’attendait pas à une telle déclaration d’amitié de la part de son supérieur hiérarchique. Voilà que son aimable visage se met à rougir comme une cerise bigarreau. Avec une certaine difficulté, il lui déclare:

«Euh... Eh bien... Euuuuuuh... Je te remercie pour ta solicitude, Napoléon... Hum... Veux-tu prendre quelque chose? Tiens, il reste du potage. Une tasse chaude te requinquera...»

Le Lectourois remplit une tasse de fer du chaud breuvage et la tend à l’Ajaccien qui l’en remercie. Oui, dans l’Armée d’Italie, les officiers, même supérieurs, sont logés à la même enseigne que le simple soldat pour beaucoup de chose, dont la vaisselle. De toutes façons, ces honnêtes Fils de la République se refuseraient de boire dans des coupes en or, même si on leur offre les plus belles oeuvres scintillantes et finement ciselées. André Masséna, pourtant habitué au pillage, ne déroge pas à cette règle. Et il est inutile de se le demander pour Bonaparte qui a toujours préféré la simplicité à un luxe ostentatoire et mal placé.

À peine a-t-il la tasse en main que Napoléon avale le breuvage d’une seule traite, comme s’il n’avait été qu’eau fraiche, sous l’oeil à la fois perplexe et ahuri de Lannes et des autres qui se demandent bien comment il fait. Oui, voilà bien cet Hannibal des temps nouveaux! Il a une véritable horreur de perdre son temps même pour se substanter. Il ne prend que deux repas par jour, quand il peut se le permettre; le dîner prend de cinq à huit minutes tandis que le souper ne s’attarde jamais au-delà d’un quart d’heure, vingt minutes tout au plus. Bon prince, le Général laisse les autres manger et boire à leur rythme.

Le jeune haut-gradé redonne la tasse à son ami et lève un moment la tête. Ses prunelles d’acier fixent le disque de Sélène en partie masqué par un léger voile de brume. La vapeur dense crée un arc-en-ciel spectral autour de l’astre des nuits. Il va de nouveau prendre la parole lorsqu’une voix à l’accent toulousain certain se fait entendre dans son dos:

«Général Bonaparte! Général Bonaparte!»

Celui-ci tourne la tête vers la source de l’appel. Intrigué, Lannes fait de même. Un adolescent apparaît alors. Il a à peine dix-sept ans, tant il est vrai qu’il est né dix ans et onze jours après Napoléon, la taille comparable à celle de Jean mais d’une constitution plus robuste malgré son très jeune âge, les yeux pers et intelligents, le menton orné d’une fossette et de longues et lâches boucles brunes attachés à l’arrière comme l’exige le règlement de l’armée française. À l’instar de la plupart de ses camarades, il porte une boucle d’or à l’oreille. Hippolyte Thomas est né à Lavaur, charmant bourg du Tarn tout de briques construit, dont son père, Jean Thomas, avait été le notaire royal sous l’Ancien Régime, et compte pas moins de dix frères et soeurs, dont Victoire, qui a l’âge de Napoléon, et Pierre-Zacharie, né un peu plus d’un an après lui et brûlant de suivre sa glorieuse trace. Malgré sa jeunesse, c’est un combattant émérite, courageux et opiniâtre. Engagé dans l’armée française depuis ses treize ans, il a montré ses capacités, sa vaillance, son intelligence et son abnégation aussi bien en Espagne qu’en Italie. Napoléon l’a depuis longtemps remarqué et compte bien l’attacher à sa personne. Il a d’ailleurs observé qu’il n’abandonne jamais supérieurs et amis, d’où le surnom que l’Ajaccien donne au Vauréen, Fidatu, le Fidèle.
Et, effectivement:

«C’est toi, miu Fidatu?»

«Oui, Citoyen Général, lui répond le jeune garçon hors d’haleine du fait de sa course. Je suis à vos ordres...»

Puis, après un court silence:

«C’est Robert, il est revenu de sa mission...»

Bonaparte ne le laisse pas finir. Il saisit les épaules d’Hippolyte et s’exclame vivement:

«Calafronu est revenu! Où est-il, Fidatu?»

«Auprès de ma tente, Citoyen, en compagnie de tous ses amis de Fenouilhet. Le médecin est en train de le soigner à l’épaule gauche.»

À cette nouvelle, le coeur de Napoléon fait un bond incroyable en sa poitrine d’aigle, son sang volcanique fait à peine un tour. Livide comme un mort, il murmure simplement:

«Miu Calafronu...»

«Puis, d’une voix plus haute:

«Conduis-moi à lui, Fidatu!»

C’est alors que le Lectourois tente de se lever, malgré la douleur qui l’assaille encore par moments:

«Attends-moi, Napoléon, je t’accompagne.»

«Le peux-tu, Lannes? lui demande son ami. N’oublie pas que tu as été gravement blessé et tu n’est pas encore totalement guéri.»

Celui-ci le rassure:

«Ne t’inquiètes pas, cela ira.»

«Par ici, Citoyens.» leur dit alors le jeune Fidatu en les invitant à le suivre.